LES BAUX DES OBJETS DU MONDE

 

Comme des centres fascinateurs, maints tableaux attirent : la marche –nous nous dirigeons vers eux- ; le regard- nous ne les quittons pas des yeux- ; le corps, sa posture entière- courbés ou la tête haute, immobiles et hypnotisés, nous en parcourons mécaniquement les lignes de force et les montrons de la main- ; la parole enfin- nous en discutons encore quand nous les quittons et la critique écrira sur eux. Centripètes . Nous ne voyons qu’eux.

Mais comme des trous noirs, ils absorbent tout, alentour. Dévorants. Plus de salle ni de compagnie : leur monde seul, leur scène, leur puits, leurs formes et leurs coloris, annihilent d’un coup le monde extérieur, y compris l’espace où on les expose, y compris la foule qui les adore. Appelons-les attracteurs : ils prennent tout ce qu’on leur donne, comme ces personnes dont on dit qu’elles ont du charisme mais qui n’ont que celui qu’elles volent à tout le monde et qui se conduisent comme des parasites ou des prédateurs. Appelons-les tableaux de proie. Ce vautour m’enlève dans ses serres comme un jeune agneau ou un poulet naïf.

Tout le monde connaît l’histoire de Danaé, fille d’un roi ravagé par le soupçon et enfermée par son père, belle, dans une chambre souterraine aux parois de bronze, virginale, et, tenue sous forte garde, victime au secret. Cette pièce forte, on jurerait un coffre de collectionneurs, de ceux qui défendent les chefs d’œuvre. Rien n’empêcha cependant la séduction, fatale, ou le viol. Dieu des rois et roi des dieux, Zeus soi-même se transforma en une pluie fine d’or qui tomba du ciel, c’est-à-dire de partout, et, par une fente du toit, passa jusque dans le sein (j’écris là en termes nobles) de la jeune fille. Voilà, que je sache, un beau puits attractif. Aussi loin et profond que vous le cachiez, voilà qu’il appelle, qu’il aspire, qu’il amorce, qu’il accroche, qu’il recrute, qu’il racole, finalement  qu’il avale tout l’or et l’argent qu’il peut tirer du monde. Toute la pluie de Bon Dieu. Vous jureriez la description du marché de l’art.

Non, toute la peinture ne fonctionne pas comme un piège-attrape-mouches. La vraie fonctionne même à l’inverse.


J’ai vu des Brigitte Gassée dans l’entrée de sa maison. Avant cet événement, je n’entendis jamais quelque visiteur dire, tout à trac et dès son arrivée, combien il admirait le vestibule et son volume. Et voilà maintenant qu’ils s’exclament tous ! Regardent les murs qui ne sont que des murs, lèvent les yeux vers la véranda, s’arrêtent devant le jardin, tout charmés de leur lumière.

Il y a des tableaux-trous noirs et des tableaux-soleils. Ceux qui prennent ou volent, comme Danaé, ceux qui donnent, comme Brigitte Gassée. On connaît bien, parmi nous, des grippes-sous à côté de généreux ! Il y a des tableaux-mères, il y a des tableaux-sources. Tout ce que je viens de dire des autres se renverse soudain.

Comme des centres donateurs, ces nouveaux tableaux éclairent : la marche- nous nous déplaçons avec légèreté autour d’eux- ; le regard- de la plinthe à la cimaise quel enchantement des yeux- ; le corps, sa posture entière –nous habitons un espace nouveau, plus large, vivant, plus transparent, gai, heureux- ; la parole enfin -  libérée. Centrifuges. Ils nous  redonnent tout à revoir, nous ne connaissions pas notre environnement familier, soudain grâce à eux revisité. Comme des soleils, ils illuminent tout autour d’eux. Voici la nouvelle entrée, où tout a changé sans qu’on n’y bouge rien ; voici la salle que nous n’osons plus appeler commune, rafraîchie ; oyez la compagnie qui s’exclame et qui rit, toute réchauffée. La maison devient foyer, dans le sens de la flamme et de la chaleur. Soleils d’été, soleils d’hiver, ces tableaux créent d’eux-mêmes le monde, extérieur à eux, extérieur à nous, enchantent l’espace où on les expose et où, enfin, nous aimons habiter, ainsi que les gens qui s’y égaillent à l’aise. Ces tableaux nous alimentent, nous allons y habiter. Appelons-les dispensateurs : de richesses et de récompenses, comme des cornes d’abondance. Le fleuve coule de la source, un torrent de lumière émane de la flamme. Nous nous baignons dans l’un, à l’autre nous nous chauffons. Ils donnent tout et ne prennent rien, comme ces personnes innocentes et discrètes qui ne disent mot mais dont nous savons tous que nul ne peut vivre sans elles. Allons, appelons-les tableaux de joie : ils me transportent et m’enlèvent sans que je sache pourquoi.

Il y a des tableaux d’où coulent  tout l’or et l’argent du monde et d’où tombe la pluie du Bon Dieu, avec le soleil en prime, la neige et les nuages, plus l’arc-en-ciel pour la nouvelle alliance. Ils ne reçoivent pas, comme Danaé, mais au contraire, comme Jupiter, émettent d’eux-mêmes. Aussi loin et profond que vous vous cachiez, ils savent où et comment venir vous chercher. Ils propagent, diffusent, exhalent, dégagent, envahissent, ensemensent l’espace de leur clarté pure et de leur discrétion. Ils n’exigent pas votre œil, mais ils vous regardent calmement : ils font le travail à votre place.

Il y a des tableaux-gouffres et des tableaux-volcans. Ceux qui perdent comme des paniers percés, et, inversement, ceux qui débordent : Danaé ou Brigitte Gassée.

Je ne puis m’empêcher de penser que les premiers souffrent, malades si nul ne vient vers eux, aussi névrosés que les pauvres misérables qui ont tant besoin de gloire qu’ils l’exigent de tout le monde, alors que les tableaux-soleils respirent et brillent de bonne santé. Celle-ci, tranquille, va, dans le silence des organes ; elle porte la gloire sur son visage sans devoir la prendre à quiconque alentour. La gloire est cette aura qui descend du soleil, saine. Le vestibule des Gassée luit de celle que Brigitte lui a donnée. Les invités repartent en bonne santé, sans trop savoir à qui ni à quoi ils la doivent, leur visage resplendit, transfiguré.

Les portraitistes, jadis, entouraient les têtes saintes, martyrs, vierges ou archanges, d’une auréole dont la lumière marquait leur transfiguration. Riez plutôt de ceux qui en rient : les esprits forts manquent de puissance pour vraiment comprendre. La plupart des langues, modernes ou anciennes, disposent d’un mot particulier pour désigner ou décrire la gloire dont certains corps éclatent parfois dans une explosion tranquille et secrète, intérieure, d’énergie, de pensée ou d’amour ; bonté, extase ou attention fervente. A ce signe, on reconnaît que quelqu’un pense : l’idée s’évade ou émane de son corps dans une lueur dorée. La gloire sociale ne fait qu’imiter pauvrement cette auréole réelle qui sort du visage. Les grands peintres, doués d’un œil acéré, la voient. Ou bien : ils projettent dans leur œuvre peinte, leur expérience ou leur attention divine quand ils reproduisent les choses du monde telles qu’elles sont à la minute où elles naissent des mains de leur Créateur : infantes, initiales, commençantes, dans leur émergence.

Je ne sais plus que choisir : l’auréole décrit-elle la lumière qui émane du modèle ou du dessinateur, ou bien fixe-t-elle la source de la lueur qui les éclaire tous deux, ou enfin doit-on la voir comme l’œil qui voit vraiment ? Je ne sais, en effet, mais ne tolère plus que des toiles-auréoles, multipliant les foyers.


On demandait à Malebranche comment et pourquoi il avait créé le monde, avec son cortège de misères et d’ennuis, de crimes et d’abomination, ce Dieu infini qui eût pu si aisément  se reposer en jouissant éternellement de sa propre intelligence et de bonheurs en temps réels renouvelés ; à quoi le philosophe avait coutume de répondre que nul ne crée que par supplément de puissance. Donc l’Univers naît de la surpuissance du facteur. Champs de forces venus de la force. Dans la pratique, rien de plus vrai : plus de force et l’œuvre vient ; et de la faiblesse, rien. Voyez les charpentes carrées, puissantes de forces architectoniques dans les tableaux de Gassée. Ainsi les choses du monde, fortes, donnent et ne vous demandent rien : on nomme leur ensemble global le donné. Aucune œuvre ne vaut si elle n’équivaut à une chose du monde : donc elle donne et ne vous prend rien, entièrement innocente et puissante. Elle est là, fontaine d’être, source d’essence, poste de force, trop-plein d’énergie, explosive, semant à tout vent. Donnante et donnée.

Il y a les valeurs négatives ou les positives. Danaé ou Gassée. La maladie et la santé, l’impuissance et la capacité, le vol et le don. Nous sortons d’un siècle noir où faisait fortune le langage dépressif : déprimant, désobligeant, désenchanté, déséquilibré , désespéré… ne vous étonnez pas que la création artistique en fût alanguie. En détruisant, on ne montrait plus que des gouffres attirants, petits pièges pique-assiette, habiles montages pour racoler de la gloire.

Je vois revenir l’espérance, la tonicité, certaine jeunesse, une lueur, les choses qui donnent, de petits soleils. La langue va bifurquer, elle ressemblera demain aux tableaux de Brigitte Gassée, bourrés d’information jusqu’à la gueule, brillants comme des corindons et des béryls sous l’eau lisse d’une source, dont le cours repousse les malheurs de l’ancien monde. Nous passons des gouffres aux sources et des trous noirs aux astres.


Puissance, force, sérénité du travail de Brigitte Gassée : solides cristallins, ici, et brillance de l’eau, comme on dit l’eau d’une pierre précieuse, là. Je l’avoue à ma courte honte, mais à sa gloire longue : avant d’avoir vu ses tableaux, ou plutôt, avant que ses tableaux ne m’aient vu –et pris ; plus que pris, surpris- je n’avais jamais vraiment compris ce qu’il en était de l’art abstrait. En rayonnant ainsi, comme des objets donnés au monde, ils me l’ont appris. Voici des extraits du monde. Extraits ou abstraits.

Les hommes de l’art appellent « subjectile » toute surface servant de support, mur, panneau ou toile… Comment se fait-il qu’on n’enseigne pas ce mot dès les premières heures de la classe de philosophie ? Le subjectile se trouve simplement étalé dessous. Ainsi les tableaux de Brigitte Gassée, je les appelle désormais « objectiles » : ce qui se trouve construit dessus. Dessous, sujet ; objet, dessus. Du coup, les cristaux « extraits », les pierres précieuses, l’eau ou l’orient brillant, bref, tout ce qui paraît « abstrait » devient objectif. Non point les objets du monde tels quels, mais de l’objectif, tel qu’il dut sortir positivement des mains de Créateur, à l’aube des choses, juste avant qu’elles ne deviennent telles. Non point tout à fait le monde ou les objets, mais leur ébauche, comme leur architecture. On appelle bau, dans la marine, chacune des traverses d’un bâtiment qui maintiennent l’écartement des murailles et soutiennent les bordages des ponts : de ce bau vient le mot ébauche. Si chaque chose du monde est un vaisseau, lancé à l’aurore de la création, les tableaux de Gassée en peignent les baux : contemplez, sur ces toiles, les poutrelles, les traverses, les appuis, toute l’architectonique secrète que l’on ne voit pas quand, tout simplement, on navigue avec ou sur quelque vaisseau, c’est-à-dire que l’on vit comme un aveugle. Ebauche du travail, de l’énergie, de la force, de la surpuissance. Infrastructure –au sens qu’on donne à ce mot sur les bateaux !- infrastructure du donné.

Ne vous étonnez donc plus que ces tableaux, comme des sources, donnent, puisqu’ils vont chercher dans les secrets du monde l’ébauche même du donné.

Baux ? Oui, beaux.

                                                                                                        

MICHEL  SERRES

de l’Académie